Sorjus: -12°C à l'interieur, pas le moral!
Le récit
Bodö: Il nous faudra deux mois pour atteindre Kirkenes
Sulitjelma à Abisko (18/2/1988 au 4/3) :
Après quelques jours de préparation, dans une tempête continuelle, chez Per Gunnar, aventurier norvégien qui nous a accueillis chez lui, nous quittons Sulitjelma le jeudi 18 février au petit matin, par un vent rageur et une visibilité réduite.
Nos traineaux ont été montés la veille au refuge de Hanken tirés par une motoneige. Les locaux, pessimistes quant à la réussite de notre expédition,  nous ont conseillés en vain de nous alléger.
Impossible par ce vent de nous dévêtir, ne serait-ce qu’un peu, nous suons dans la pente assez raide. Nous avons du mal à repérer le refuge où nous sommes à  10h15. D’après le registre, personne n’a fréquenté l’endroit depuis le mois de novembre. Il me paraissait plus raisonnable d’y passer la nuit, mais Gaédic insiste pour se remettre en route. Nous repartons vers 13h. Nous progressons d’abord de niveau dans une pente assez raide, chaussés de crampons plastiques plus adaptés que les skis sur ce relief, pour tirer nos 50 kg de charge sur cette neige gelée. Nous luttons contre un vent de face très violent, par une température de -15°C. Cagoules et masques de néoprène nous empêchent  de bien respirer et nous sommes rapidement en sueur.
Vers 16h, nous arrivons sur un petit plateau un peu protégé du vent. Il nous reste à grimper une pente de face pour atteindre un col. Je propose à Gaédic de monter la tente sur ce plateau, mais il insiste pour aller jusqu’au col. Après une heure encore d’effort, nous y parvenons à la nuit, accueillis par  des rafales de vent d’une violence inouïe, et un froid plus vif.

Nous ne parvenons pas à  monter la tente, le vent tourbillonne, menace de nous arracher sans cesse la toile, nous glace. Nous décidons de bivouaquer allongés dans un traineau. Nos sacs de couchage Lestra n’étaient pas prêts à notre départ et nous dormons dans des sacs d’emprunt, performants, mais le mien n’a plus de cordelette de serrage, et je dois maintenir l’ouverture contre moi, pour que la neige soufflée par le vent, ne pénètre à l’intérieur. J’ai fait l’erreur de ne pas changer de gants alors qu’ils étaient humides.
galère dans la pente au-dessus de Sulitjelma
Nuit infernale, 12  heures sans dormir à lutter contre le vent. Gaédic semble un peu mieux installé. Au matin, il n’y a cette fois plus aucune visibilité. Nous redescendons au refuge. Tous les doigts de ma main gauche sont gelés. Il faut des heures pour les réchauffer et c’est déjà trop tard. Le lendemain, enflures, infections, noirceurs apparaissent. La main droite est un peu touchée aussi.
Après des soins (pommade sur les articulations, Cetavlon pour désinfecter-on a oublié les antibiotiques !-, le mal semble se stabiliser, et nous repartons le 20 février, récupérons du matériel laissé au col, et modifions notre itinéraire pour bénéficier de refuges : Sorjus, où la température à l’intérieur est glaciale, -12°C, et où nous devons débarrasser les lits de la neige soufflée par le vent, puis Staddajok, plus confortable, par lacs et rivières gelés où le vent tantôt nous pousse, tantôt nous gifle. Mes blessures empirent et il m’apparait de plus en plus certain que je ne pourrai continuer cette étape jusqu’à Abisko sans me faire soigner. Tous les doigts de la main gauche sont touchés, les pires étant le petit doigt et le majeur, noirs et verts, j’ai le moral au fond des chaussettes, je n’étais déjà pas très frais physiquement au départ, après ces mois de préparation. La carte indique à une petite journée Staloluokta, qui pourrait être habité. Nous décidons enfin de nous alléger en laissant un sac dans le refuge, avec l’adresse de Per Gunar : nous nous délestons des barres de traction rigides, des raquettes à neige, de chaussures, d’un des 2 appareils photos, et de petit matériel. Malgré tout, je me traine, le vent se calme par moment. Chaque geste m’est pénible, comme remettre les lanières de bâtons. Nous apercevons enfin les quelques maisonnettes de bois du hameau, mais pas âme qui vive ! Ouf une motoneige apparaît devant une porte. Un homme  sort, nous parle dans son dialecte et quelques mots d’Anglais. Je demande s’il y a un docteur, le village est vide, c’est un camp d’été d’éleveurs de rennes. Je lui montre mes mains, il nous fait entrer dans ce qui est en fait un refuge. Il fait une moue dégouttée devant mes doigts infectés, ça ne me rassure pas. « I call helicopter » me lance-t-il ! Il part, revient, repart entrainant Gaédic. D’un poste téléphonique de secours, Gaédic a pu converser  avec la police, en expliquant tout dans les détails. L’homme, un chasseur lapon de Jokkmokk, nous fait du café, sort le saucisson. Gaédic et moi avons une discussion orageuse sur la conduite à tenir, mais un hélicoptère arrive rapidement ! En fait, ce sont des électriciens qui intervenaient à proximité, ils ont intercepté l’appel, et ont décidé de m’emmener à l’hôpital de Gällivare plus au sud. Je conviens avec eux qu’ils me ramèneraient le lendemain après les soins.
Mon sauveur: le chasseur lapon de Jokkmok
Dans l’hélico, je suis absorbé par le paysage, d’abord des monts caillouteux, puis une immense forêt de sapin, où de temps à autre, j’aperçois des élans sautant dans la neige profonde.
On atterrit juste derrière l’hôpital, je donne rendez-vous à l’équipe le lendemain à 8h. A l’hôpital, on me fait rapidement une carte, je n’aurais rien à payer, et je rencontre vite un médecin, qui parle bien l’Anglais, et même un peu de Français. Mon optimisme ne résiste pas à son diagnostic, je risque l’amputation, mais il fera tout pour l’éviter. En fait, il n’y a pas grand-chose à faire, sinon éviter l’infection en bandant toute la main, pansement à refaire tous les jours pendant 10 jours, et en prenant de la pénicilline pendant 60 jours. Ça veut dire déjà rester 10 jours à Gällivare, pour qu’une infirmière refasse le pansement, puis le docteur me prévient : ne pas retourner au froid pendant au moins 3 mois ! Je ne bronche pas, mais je sais déjà que je ne l’écouterai pas.
Je séjourne à l’auberge de jeunesse de Gällivare, y rencontre deux skieurs qui font les sommets environnants et qui deviendront des amis. Pas facile de m’habiller, me déshabiller, avec une seule main disponible !
Je prépare un message pour Gaédic, que je confie le lendemain au pilote de l’hélicoptère : rendez-vous à Abisko dans une douzaine de jours, qu’il se débrouille avec le chasseur lapon pour m’envoyer par train mon traineau ici, depuis Jokkmokk, ou pour le faire acheminer à Abisko.
Je vais le récupérer ici à Gällivare en provenance de Jokkmokk, le village du chasseur Sami, et le 3 mars, je rejoins Abisko en train, la main gauche toujours bandée. Je vais à la poste récupérer les colis de nourriture envoyés en poste restante pour la deuxième étape. Il en manque un, contenant les plis philatéliques et une demi-bouteille de champagne, un moindre mal. Nous le faisons envoyer à Inari.
En attendant Gaédic toujours pas arrivé, je me balade à skis sur le lac de 75km de long, j’aperçois 5 élans. Je rends visite aux pécheurs bien installés dans des cabanes en bois posées sur le lac, avec un poêle, d’où ils pêchent d’un trou creusé dans la glace épaisse. C’est le début de la saison. Gaédic arrive le lendemain, et on est content de se retrouver. Il s’est un peu perdu dans le Sarek, les lapons l’ont aidé à retrouver son chemin. Il a fait plus de km que les 200 prévus, d’où son retard, il a été mouillé en passant à travers la glace, mais s’en est sorti.
Nous repartons le lundi matin.
Gaédic continue seul jusqu'à Abisko
piste balisée avant Abisko
Abisko à Kilpisjärvi (7/3 au 12/3):
Nous traversons l’immense lac de Torneträsk (Abisko), sur une quinzaine de km, sous le soleil par environ -10°C, puis par une forêt vallonnée, de belles descentes dans la poudreuse, nous progressons rapidement. J’ai retrouvé la forme et le moral malgré la main bandée, et l’incertitude d’une guérison totale, je dois prendre de la pénicilline chaque jour. Nous parvenons au hameau de Kattuvoama, à priori vide à cette époque. Mais une équipe de l’opérateur suédois de télécom s’affaire dans une maison à réparer des lignes. Ils nous appellent, nous offrent café, gâteaux, et nous pouvons téléphoner en France.
Nous continuons sur une skoterled, piste de motoneige rassurante. Je suis Gaédic, impressionnant d’aisance sur ses skis, il est presque né sur des skis dans l’hiver jurassien. Nous arrêtons brièvement de temps à autre pour déguster chocolat, nougat, ou barres énergétiques, mais nous ne buvons pas assez. Ça prend trop de temps de faire fondre de la neige, et ce que nous préparons la veille ne fait pas la journée
.
progression
Le froid descend à l’approche de la nuit. Nous plantons la tente dans les bois. Un calme absolu règne, troublé de temps à autre par un envol de perdrix. Le feu a bien du mal à prendre sur la neige avec du bois vert. Deux employés des télécoms arrivent sur leur motoneige, ils ont suivi nos traces. Il fait -25°C et ils s’inquiétaient pour nous, mais ils sont complètement ivres, essaient de monter aux arbres avec la motoneige, on est bien content quand ils déguerpissent enfin !
Une fois dans les sacs de couchage bien douillets, les nôtres  (Lestra), récupérés enfin à Abisko, on se sent bien. Mais en sortir le matin à 7h30 demande une certaine énergie. Il faut encore faire fondre de la neige, souvent nettoyer le réchaud à essence encrassé, tout démonter, charger les traineaux…
Il a fait -32°C la nuit, nous racontent les employés qu’on revoit dans la matinée vers Vuoskojaure.
Mais toujours du soleil et pas de vent, bois, collines, petits lacs, ponctuent la progression. Parfois nous évoluons dans un désert blanc, avec un arbre par-ci par-là. Nous grimpons jusqu’à 740m. Je dois mettre la cagoule, mon nez commence à geler. Abri tempête pour ce soir avec poêle et stock de bois, un paradis ! Et nous pouvons nous réhydrater.

nous campons dans les bois...
abri pour ce soir...
J’ai un peu mal aux mains au départ en début de matinée, mais quand je suis bien chaud avec l’effort, la douleur disparaît. Puis ce sera à nouveau un vent glacial, l’alternance de  nuits sous tente et sous abri, de beaux couchers de soleil, une petite aurore boréale, jusqu’à Kilpisjärvi, où se rejoignent les 3 frontières, où nous arrivons le 11 mars, hébergés dans une station d’études biologiques, avec lits douillets et sauna, puis à l’auberge de jeunesse. Nous récupérons nos colis à la poste, et préparons la prochaine étape, qui doit nous amener à Kautokeino sur l’immense plateau de Finnmark.
Les nouvelles se répandent vite : nous avons la visite au soir de douaniers finlandais, qui nous rappellent (nous le savions mais nous apprêtions à ne pas en tenir compte), qu’il est interdit de passer la frontière finno-norvégienne en dehors des postes frontières, situés bien entendus sur les voies de communications, sous peine d’une lourde amende. Nous décidons de longer la frontière direction sud, sud-est.
Kilpisjärvi-Kautokeino (13/3 au 19/3) :
Nous quittons ce magnifique endroit à regrets, empruntant à nouveau le lac, puis remontant sur la rive pour nous retrouver rapidement en pleine nature, avec toujours ce magnifique paysage de collines, de poudreuse immaculée, sous le soleil, par un temps encore bien froid, -10 à -15°C. Abri, puis tente. A Raïtisjärvi, un lapon nous conseille un itinéraire pour contourner une forêt difficile à traverser, en contournant une colline puis en suivant une ligne téléphonique. Nous avançons tout près de la frontière et il est bien tentant de la traverser. Mais un soir, alors que nous venions juste de monter la tente, deux douaniers à motoneige arrivent, ils ont facilement repérer nos traces, ils nous surveillent. Ils vont demain sur Munnikhurkio et nous ferons la trace.
Nous provoquons toujours l’envol de perdrix blanches, qui resteraient sinon invisibles dans la neige.
La température diurne redescend dans les -15, -20°C, et -30 la nuit. On s’attendait à un léger réchauffement, le contraire se produit !
On dort par à-coups, changeant souvent de position, les muscles ont besoin de s’étirer. Un peu claustrophobe, j’ai toujours peur d’étouffer dans mon sac, et comme je ne veux pas fermer le haut, l’air frais passe et j’ai froid.

White out au matin, on ne voit presque rien, on suit heureusement la trace des douaniers.
Des milliers de rennes paissent dans les environs, ils ont piétinés la neige, rendant notre progression plus ardue. Ils gardent une confortable distance de sécurité.
Nous arrivons près de la base de vie des douaniers, ils nous chouchoutent, cafés, pains au lait, de l’eau chaude pour la journée. Et ils vont nous faire la trace jusqu’Peshavaraa, car ils craignent qu’on ne passe la frontière par erreur.
Peu avant Hirvasuoppio, une centaine de rennes se trouvent sur notre chemin, photos et vidéos ! Les douaniers nous doublent à nouveau, on les occupe, ils n’ont que ça à faire.
On arrive sur une rivière et progressons plus rapidement. Un petit avion nous survole à basse altitude et nous fait signe d’un battement d’ailes.
Dans un de ces nombreux petits abris finlandais, où nous venons de pénétrer pour y passer la nuit, un lapon en skidoo arrive, il ne parle pas anglais. Il se prépare un copieux ragout de rennes aux pommes de terre. On salive, malgré le froid, car il a laissé la porte ouverte, et on est encore en sueur ! Il en avale une bonne ration, enferme le reste dans des sacs plastiques qu’il pend à une pointe. Quand il n’y a personne, la cabane fait congélateur ! Il part coucher à Peshavaraa. Il n’a pas tourné le dos qu’on s’empresse de lui piquer  quelques bouchées de ce gouteux ragout ! Ç’est décidé, dès qu’on peut, on s’achète du renne ! Un peu marre des lyofal !
Porte fermée, on fait une flambée d’enfer dans le gros poêle de cette minuscule cabane, et la température monte à 35°C !
Au matin, poêle éteint, ça a redescendu à -12°C !
Dès le départ, je dois aller vite pour que mes mains ne souffrent pas. Une fois chaud, je peux baisser l’allure.

on arrive sur une rivière...
rennes
Au refuge de Peshavaraa, les douaniers nous visitent à nouveau : nous sommes encore à 37 km de Karesuando et le poste frontière, soient deux petites étapes.
Gaédic a eu le nez gelé superficiellement, ça cloque. Il doit bricoler les fixations de skis qui bougent. Le thermomètre laissé dehors indique une nuit à -38°C. Peut-être pas très fiable, mais quand même ! Plus ça vient plus ça descend !
Le soleil revient. Sous-bois, bosses de neige profonde, lacs, rivières, on s’habitue à ce relief. Certaines rivières au fort courant ne sont pas complètement gelées, nous appelant à la vigilance. Des traces nous font penser qu’un skidoo a dû passer au travers ! Ça nous évite la corvée de fonte.
Alors que nous venons de monter une nouvelle fois la tente, un homme à skidoo, avec trois bambins sous de bonnes couvertures, nous annonce qu’on est à 7 km de Karesuando. Si on avait su ! Et la nuit va s’avérer encore très froide.
Je peste encore au matin, je dois enlever les gants pour empaqueter duvet, matelas, mettre le harnais, chausser les skis…Encore quelques souffrances pour mes mains.
Nous n’avons pas de carte de ce coin, deux pattes d’oie ! On prend deux fois à droite, en fait tous ces chemins mènent à Karesuando, gros bourg  Les cheminées fument. Des peaux sèchent contre les murs clouées aux murs de bois.
Un bus pour Enontékio part à 13h30, c’est ça ou skier le long de la route. Le bus nous descend à Kautokeino, grosse ville norvégienne sur l’immense plateau du Finnmark, dans la grisaille. On nous affirme qu’il n’y a pas d’auberge de jeunesse, ce qui s’avèrera faux, mais trop tard, on se paie une chambre à l’hôtel. Sauna. Une grande fête lapone a lieu dans la ville. Les Lapons aiment boire, ça danse et chante en costumes traditionnels. Ils rentrent tous bourrés. Du coup au matin, le buffet petit-déjeuner est copieusement achalandé et ils n’y viennent pas. On se gorge d’œufs, de yaourts, de petits pains et gâteaux, de charcuterie, pour se refaire une santé et nous venger de leur mensonge au sujet de l’auberge de jeunesse.
Les colis sont bien arrivés pour l’étape suivante, qui doit nous mener à Inari. On obtient des renseignements sur le début de l’itinéraire : direction Lappoluobal par la rivière, puis une piste de skidoo, après, ça ne me semble pas évident.
de l'eau!!
fête lapone à Kautokeino
Kautokeino à Inari (21/3 au 5/4) :
Enfin le printemps, il fait chaud et ensoleillé, quel contraste avec les jours précédents.
Sur la rivière gelée, les chiens courent après les skidoo, mais nous laissent tranquilles, et même nous suivent parfois sur 1 ou 2 km. Le thermomètre atteint les 10°C, nous ruisselons de sueur et baignons dans un optimisme béat. Nous coupons les méandres de la rivière. Nuit sous tente à une quinzaine de km de Kautokeino, il gèle quand même à – 15°C. Mais sous la tente isotherme, on a une bonne sensation de chaleur dans la soirée. On s’est installé un peu trop près de la piste, et les skidoo nous frôlent jusque tard dans la nuit, on a toujours l’impression qu’ils vont nous rouler dessus.
Toujours sur la rivière, nous nous dirigeons sur Lappoluobal, cette fois par un temps redevenu gris et une température négative.
Une quinzaine de maisons constituent le village de Lappoluobal, où les locaux nous font la tête parce qu’on leur dit que leur refuge est trop cher à 150 couronnes. Ils nous donnent de l’eau avec regrets, si les Français n’ont pas d’argent, qu’ils restent chez eux !
Ce sera encore la tente.
Pour rejoindre d’abord Karasjok, nous choisissons un itinéraire plus sauvage que la rivière.
Nous la quittons, traversons la route et empruntons une piste balisée de hautes perches, pénétrant enfin sur le sauvage Finnmark, d’abord assez vallonné.
Nous évoluons dans des marécages, sur des lacs, accessibles seulement quand c’est gelé, des bois de bouleaux rabougris, pas bien denses. Le ciel voilé se confond avec la neige, le vent souffle un peu, nous devons mettre les lunettes de soleil. Les perdrix des neiges remplacent à  nouveau pies et corbeaux des lieux habités. Nous traversons quelques collines complètement dénudées, puis des bouleaux réapparaissent.

marécages du Finnmark
perdrix des neiges
Gaédic souffre des pieds, durillons et ampoules, mais on est bien, il fait doux dans l’effort, on aimerait que ça dure pour l’éternité. Je me sens maintenant capable d’avaler des km, mon traineau est moins chargé que celui de Gaédic.
Dans un hameau, un vieux couple nous prête une vieille maison, avec cuisinière à bois. La femme a envie de communiquer, avec quelques mots d’Allemand, on croit comprendre que son mari est décédé récemment. Malgré l’âge, elle a conservé des traits fins, ses yeux trahissent une sorte de mélancolie. Elle et l’homme vivent isolés. Toute la nuit la flamme d’une lampe à pétrole vacille contre leur fenêtre. Un plateau de bois sur de hauts pilotis fait office de congélateur.
Au matin, il fait -2°C.
Nos hôtes nous conseillent d’atteindre d’abord une ferme isolée à 12 km par une piste, puis de s’y renseigner pour la direction Baevasgieddi. L’homme nous confie qu’il va remmener la femme à Lappoluobal, car elle s’ennuie trop ici. Elle m’a filé le bourdon ! De plus Gaédic fait un peu la gueule!
Nous ne partons qu’à 9h30. De courtes éclaircies succèdent à des coups de grésil. A la ferme isolée, le couple vêtu traditionnellement a du mal à nous faire comprendre qu’on doit d’abord aller plein est jusqu’à Gaïba, pour y trouver la piste de Karasjok à 100 km de là.
On nous accueille encore à Gaïba chez des éleveurs de rennes. Ils partiront en mai vers le nord pour la grande migration de printemps.
On nous loge dans une pièce d’environ 20 m², avec deux lits, un petit, celui du petit homme qui nous accueille, presque un lit de bébé juste derrière la porte d’entrée. Un chien gentil y est installé. Deux grandes fenêtres à double vitrage donnent sur le sud et sur l’est, sans rideaux. Murs et plafonds sont en lambris clair, le parquet en bois jaune. Une table avec trois tabourets est posée devant la fenêtre sud, avec dessous, une maie comme on en a vue chez tous les Lapons. Un autre lit plus grand occupe l’espace devant la fenêtre est, recouvert de peaux de rennes, c’est là que nous dormirons. Un placard bas de 2m de long sert aussi de table de travail pour la cuisine. Au-dessus de tiroirs à épices pendent quelques ustensiles rudimentaires. A gauche de l’entrée, une petite cuisinière chauffe la pièce. Dessus, la cafetière et une bouilloire maintiennent café et eau chauds. A droite de la cuisinière est accroché un petit évier en métal, surmonté d’un petit miroir. Pas d’eau courante, l’eau est amenée au seau depuis la rivière. Devant l’évier git un petit capharnaüm, peaux de rennes, bidons, petit poêle à pétrole, 1 souche avec dessus une grosse gamelle noircie, 3 bouteilles vides. Des bois de rennes servent de porte-manteaux. Un triangle de ficelles clouées au plafond sert à sécher le linge. Deux ampoules éclairent la pièce avec l’électricité amenée par poteaux depuis Kautokeino. Une lampe à pétrole est pendue au-dessus de la table, au cas où !
On leur achète un gros morceau de renne et on se cuisine un bon ragout, ça fait rire les 3 hommes qui picolent à côté. On s’observe mutuellement, pas moyen de communiquer.
Gaédic fait le point avec les cartes, on devrait être à Karasjok en 4 jours, si la météo le permet.
Le petit homme se couche tout habillé. A 5h du matin, il allume le feu, avale un morceau de renne cru. On part tôt en même temps que le neveu de notre hôte, un jeune blond aux yeux bleus, allant clop au bec surveiller ses rennes. Je me dis plein de nostalgie que je vivrais bien ici cette vie simple et rude.

on nous loge à Gaïba
Direction plein nord dans la neige fraiche, jusqu’à une autre maison d’éleveurs, alors vide. Deux jeunes arrivent à skidoo, rentrent, sortent, et repartent, sans nous saluer. On a tout juste le temps de leur demander si on allait bien sur Karasjok.
Par des bois maintenant de sapins, nous parvenons à une rivière assez large, la Karasjohka, on est tout près de Baevasgieddi. On longe un passage d’eau vive, attention !
Le village, une église, deux maisons en ruine, et un petit refuge où nous nous installons pour la nuit. On doit couper du bois pour le feu. On a le temps d’aller à la pèche mais ça ne donne rien, on laisse les lignes tendues pour la nuit. Encore un bon ragout de renne aux petits pois. Rapide visite d’un lapon en soirée, qui voulait savoir d’où on venait et où on allait.
Nous skions sur la rivière, de méandres en méandres, longeant des bois de sapins. Des barques et de longs canoés sur les berges attendent le dégel.
Nuit sous tente sous les sapins dans la neige profonde. L’état de mes mains me permettent maintenant de participer un peu aux corvées, mais Gaédic ne veut pas de moi pour la fonte de la neige, je me couche plus tôt.
De pittoresques maisons de bois jalonnent maintenant le parcours, toujours entourées d’un capharnaüm, comme chez les Inuits. Nous glissons sereinement. Notre tranquillité n’est troublée que par le passage de quelques skidoo, puis par un groupe de randonneurs partis pour une semaine, sacs au dos, accompagnés par deux équipages de chiens de traineaux, dégageant une impression à la fois d’aisance et de puissance, sous la calme assurance des mushers.
Vers 14h ce dimanche 27 mars, Karasjok, bâtie à flanc de colline en bord de rivière, nous accueille avec sa cafétéria. Des lapons en costume de cérémonie s’y restaurent. Nous engloutissons thé, café, renne, gâteaux, tartines de beurre et confiture. Nous retrouvons un couple de Français déjà rencontré à Kautokeino, ici pour deux semaines de balades à skis.
Nous repartons sur la rivière en direction de Karigasniemi et campons au beau milieu de la rivière. Un avion Piper s’est posé en catastrophe.
Piper sur la Karasjokki
équipage de chiens de traineaux
Le lendemain malgré le soleil, il fait encore -10°C. A proximité de la frontière de la Finlande où nous allons pénétrer, la Karasjohka se jette dans la Tana qui remonte les eaux lapones vers le nord, jusqu’à la mer de Barents. Cette fois pas de douaniers en vue alors qu’ils nous avaient surveillés vers Kilpisjärvi ! Et bien nous allons nous même nous présenter au petit bâtiment de douane de Karigasniemi.  Auberge de jeunesse, sauna, supermarché…On oublie un peu le côté aventure.
La carte ne nous montre pas d’itinéraire évident pour Inari à encore près de 120 km. On nous conseille de suivre la rivière Anurjorki direction Angeli plein sud, le long de la frontière,  puis sur l’est pour Inari au bord du lac du même nom. Il fait entre -10°C et -20 la nuit et entre -10 et +5 le jour.
Au bivouac suivant, on est tous les deux un peu patraque, envie de vomir. Gaédic se paie une bonne diarrhée le lendemain, qui l’affaiblit. On n’avance plus. Des jeunes à skidoo, vêtus de peaux, couteau à la ceinture, nous demandent du schnaps! Encore un bivouac et nous atteignons Angeli, pas d’abri, encore sous la tente, une certaine lassitude nous envahit.
Avril amène trop de douceur, la neige colle aux peaux, Gaédic s’énerve. On n’a plus de trace, que de la neige profonde et molle, où nous avançons à 2 km/h! A Pikäjärvi, on nous indique enfin une bonne piste, puis une rivière jusqu’à Tirro. Nous couchons dans un cabanon du hameau de Kokenniska. Nous bourrons nos chaussures humides de foin pour la nuit.
Dans la journée, nous nous parlons de moins en moins. J’ai la crève.
Nous arrivons à Heikkilä. Gaédic se souvient avoir lu un roman : la fermière de Heikkilä. Nous en parlons à deux jeunes du coin, qui ne connaissent pas mais sont très intéressés. Echange d’adresses. Encore 27 km pour Inari.
Nous continuons d’abord jusqu’à Tirro par un vent qui nous glace. Un énorme halo apparaît autour du soleil, c’est beau mais ça ne nous réchauffe pas. On ne rencontre personne à Tirro. Tente encore ! Les 17 derniers km pour Inari sont pénibles et longs. 5 Cygnes s’envolent, fouettant lourdement l’air. Mes fixations lâchent, je termine à pieds les 5 derniers km, ce mardi 5 avril.
Deux bonnes journées dans la confortable auberge de jeunesse d’Inari nous retape et on oublie vite les quelques moments de tension. Nous retrouvons une autre équipe de Français partie aussi mi-février, eux de Kvikkyok. Ils repassent ici après déjà avoir atteint Kirkenes le 31 mars.

préparation du camp
l'état de ma main s'est amélioré
Inari à Kirkenes (7 au 17 avril 1988) :
Nous partons sur le lac dans la poudreuse jusqu’à la petite ile d’Uko qu’on nous a conseillée, avec un petit abri, cabane en bois au toit végétal, au gros poêle fabriqué dans un bidon que nous faisons ronfler jusqu’à amener la température à 45°C, un sauna! Tout sèche rapidement. On n’a vu personne de la journée.
Nous longeons de petites iles puis progressons sur un espace vierge pour une dizaine de km. La douceur nous permet de prendre des collations dans de meilleures conditions. Nous croisons un groupe de Terres d’Aventure. Ils sont suivis par un homme et une femme portant les bagages. Nous rejoignons le refuge de Kärppärsaari où ils ont aussi dormi. Des Kukuri, gros oiseaux bruns, jaunes, et gris, nous accueillent, pas sauvages du tout, nourris par les miettes laissés par les groupes de Terres d’Aventure. Gaédic décide de coucher dehors !
La température de jour redescend vers les -10, avec du vent, et -20 la nuit. Direction nord-nord-est sur Pistiriniemi Ça glisse bien sur cette neige gelée et crouteuse, on se croirait sur la banquise, c’est un peu monotone. Nous trouvons un autre abri vers l’ile de Pahtasalmensaaret. Les iles sont boisées de pins ou de bouleaux.
Pour la première fois, nous partageons l’abri avec 4 Finlandais d’Helsinki, en campagne de pêche, l’occasion de gouter du saucisson de
loup. Environ 1500 loups hantent la Finlande. Ils ont essuyé plus à l’est une terrible tempête de neige, on a eu de la chance. En 3 jours, ils n’ont pas pris le moindre poisson. Ils creusent des trous dans la glace avec une tarière. Gaédic couche encore dehors par -25°C ! La prochaine nuit est annoncée à -30°C.
Nous suivons un grand bras du lac en direction d’une grande tente lapone qu’on nous a indiquée à Inari.
Nous ferons d’autres rencontres de locaux dans des abris. J’observe la technique qu’ils utilisent pour allumer un feu : ils prennent une buche de sapin, et à l’aide d’un grand couteau bien affuté, coupent des copeaux laissés attenant à la buche, ils allument les copeaux et le feu prend bien.
Nous en finissons avec le lac. Nous voulons arriver pour l’anniversaire de Gaédic  le 17 avril et avons largement le temps. Ça se réchauffe enfin légèrement, par une succession de petits lacs et de forêts de sapins. Alors qu’on a encore trouvé un  bon abri, Gaédic couche encore dehors par -34°C. A 9h du matin, il fait encore -26, et on est le 11 avril.
Au matin arrive Païvo, moitié lapon, qui travaille pour Terre d’Aventure, il attend un groupe dont il porte les bagages. Il nous fait le café et nous offre pain, gruyère, beurre et poitrine fumée. On se partage un bon gobelet de Vodka. On part, Gaédic fonce comme un fou : « la Vodka m’a donné un coup de fouet »! Le paysage est superbe, de beaux petits lacs, bordés de longues collines boisées, le territoire des loups dont on voit quelques traces, parmi d’autres qu’on ne sait reconnaître. Nous arrivons à la grande tente lapone de Terre d’Aventure, libre ce soir, avec gros poêle et stock de bois.
On trouve le moyen de s’engueuler pour une histoire de bout de bois cassé ! »J’aurais dû venir avec un type intelligent », me lâche Gaédic !!

"j'aurais dû venir avec un type intelligent" me lâche Gaédic!
la tente de Terre d'Av
on fait monter la température dans la cabane
Il fait -24 dans la tente au matin ! On n’a que 12 km pour atteindre Näätämö par un chemin tracé par le groupe, serpentant entre sapins et bouleaux, petits creux, petites bosses, petits lacs, petites rivières. Le petit village compte 3 supermarchés, les frontaliers norvégiens viennent s’y ravitailler.
Nous atteignons vite la frontière, on quitte la Finlande à regret.
Nous n’avons pas de carte détaillée pour les derniers jours jusqu’à notre but Kirkenes proche, et plus de traces. Il fait doux à nouveau mais il neige.  Nous abritons la tente derrière un monticule. Il neige toute la nuit, au matin, tout est blanc sous le soleil qui va vite se cacher. Nous retrouvons un peu de dénivelé après le plat du lac Inari. Deux aigles tournoient très hauts. On aperçoit de nombreuses perdrix, décidément un oiseau très familier en Laponie. Bivouac avec feu de bois et ragout de renne aux nouilles.
Nous n’avons plus qu’à progresser plein est jusqu’au Langfjorden qui nous mènera à Kirkenes. Mais nous étions plus à l’ouest que prévu et des pécheurs nous indiquent une bonne piste. Encore 20 km jusqu’à Sandnes, puis 10 jusqu’à Kirkenes. Rebelote, tente, feu, ragout de renne.
Les bouleaux sont tous morts, il ne reste que les troncs pourris, ça serait dû aux bombes de phosphore larguées en 1944. Paysage lugubre. On croise de plus en plus de promeneurs qui ne saluent même pas. Sur le fjord, un vent glacial nous cingle le visage. Deux traineaux tirés par des chiens glissent silencieusement sur le fjord. Nous passons Sandnes abrité sur la rive, et campons un peu plus loin. Le ciel est resté bouché toute la journée. Plus que 8 km. Demain, Gaédic aura 21 ans. Nous campons à nouveau dans un bosquet sous une colline rocheuse aux portes de la ville. Nous allons jusqu’à la ville, un poteau indique Rome à 5102 km, Oslo à 2500km. On fait le tour de la ville, réservons une caravane pour les nuits à venir et achetons des gâteaux pour fêter l’anniversaire et la réussite de notre aventure, pour cette dernière nuit sous tente. Et nous dégustons la petite bouteille de Champagne qu’on a baladée depuis Inari.
Les jours suivants, nous visitons la ville et les environs jusqu’à la frontière soviétique encore très surveillée, en compagnie de postières norvégiennes que j’avais contactées avant notre départ de France.
Puis ce sera le retour avec l’express côtier, d’abord sur une mer démontée, jusqu’à Bodö, avec des vues somptueuses dans les fjords enneigés, et les villages colorés de la côte.

les bouleaux sont morts
on a maigri!
après 2 mois d'aventure...
de l'express côtier